Juin 68: quand partis de gauche et syndicats poussaient à la reprise du travail


Annoncé lundi 27 mai 1968, le protocole de Grenelle avait été repoussé par les travailleurs. Face aux grèves et occupations d'usines qui se poursuivaient, le gouvernement semblait désemparé par la tournure des événements. La gauche se risquait alors à se présenter comme capable de constituer un gouvernement de rechange.
Le 28 mai, Mitterrand, alors secrétaire de la Fédération de la gauche démocrate et socialiste (FGDS) regroupant entre autres la SFIO et le Parti Radical, appelait de Gaulle à « comprendre son devoir  » et à se retirer, annonçait sa candidature à la présidence de la République en cas de vacance du pouvoir et proposait Mendès France comme Premier ministre. Du PCF, il n'était pas question, mais son secrétaire général, Waldeck Rochet, avertissait immédiatement qu'« il n'y a pas en France de politique de gauche et de progrès social sans le concours actif des communistes », qu'il fallait « assurer la relève du pouvoir gaulliste par un gouvernement populaire et d'union démocratique s'appuyant sur les partis de gauche », dont il n'était pas question d'exclure le PCF, « prêt à prendre, dans un gouvernement d'union démocratique, toutes les responsabilités qui sont celles du grand parti des travailleurs qu'est le PCF ». La CGT emboîtait le pas et appelait à manifester pour « un changement politique ouvrant la voie au progrès social et à la démocratie ». Elle se déclarait prête à participer à une rencontre, « qui s'impose d'urgence » disait-elle, réunissant les partis de gauche et «  les représentants des organisations syndicales décidées à aller de l'avant ».

de Gaulle n'abandonnait pas le terrain...

C'était rayer un peu vite de Gaulle et la droite de la scène politique. De Gaulle, qui avait disparu « mystérieusement » le 29 mai, réapparaissait le 30, présidait le conseil des ministres et, à la radio, annonçait ses intentions : « Je ne me retirerai pas », « Je ne changerai pas de Premier ministre ». Pompidou restait donc en poste. Le référendum était repoussé, mais « je dissous l'Assemblée nationale », déclarait de Gaulle. Il annonçait des élections législatives pour les 23 et 30 juin et ne laissait aux partis politiques que jusqu'au 9 juin pour déclarer leurs candidats. Il lançait également un appel à « l'organisation de l'action civique » contre « une entreprise totalitaire », expression qui visait bien plus le PCF que les groupes d'extrême gauche. Les Comités pour la Défense de la République s'organisaient très officiellement, de même que l'Association nationale pour le soutien de l'action du général de Gaulle. La droite se ressaisissait et pour bien le signaler à l'ensemble du pays, dans la soirée du 30 mai, une importante manifestation de soutien au gouvernement, soigneusement préparée et organisée par les mouvements gaullistes, se déroulait sur les Champs-Élysées.

...mais les grèves continuaient

Le gouvernement voulait montrer qu'il tenait ferme la barre et qu'il n'était pas question de céder la place peu ou prou. Mais il n'aurait jamais pu sortir de la crise engendrée par l'agitation étudiante, la vague de grèves et la paralysie de l'activité économique sans l'aide des partis de gauche et des grandes centrales syndicales, dont la plus influente, la CGT. Ceux-ci emboîtaient immédiatement le pas à de Gaulle en présentant une victoire aux élections législatives prochaines comme le seul objectif important à se fixer.
Pourtant toutes les grandes entreprises restaient en grève et les travailleurs étaient loin d'abandonner leur terrain, celui des usines, pour se saisir d'un bulletin de vote. Ils allaient devoir affronter une droite agressive, la police d'un gouvernement décidé à mettre fin au mouvement gréviste, mais aussi dans leur propre sein la CGT, le PCF et les partis de gauche prêts à brader la grève pour les élections. Ceux-ci allaient permettre ainsi à la bourgeoisie de sortir de la crise rapidement et à peu de frais, les patrons n'étant guère disposés à faire des concessions supplémentaires par rapport au « constat » de Grenelle.
Cela n'empêchait pas de Gaulle et la bourgeoisie de dénoncer durement PCF et CGT, qui ne ménageaient pourtant pas leurs efforts pour faire reprendre le travail et n'avaient de cesse de dénoncer les «gauchistes provocateurs».
De leur côté, un peu partout, les patrons organisaient des votes à bulletin secret pour la reprise du travail... le plus souvent sans aucun succès. Le 10 juin, au moment où débutait la campagne électorale et où Pompidou lançait « Au travail ! Ce doit être la devise de la France », la grève était toujours bien là. Certes, des reprises avaient lieu ici ou là, mais le travail n'avait toujours pas repris dans des secteurs importants comme à Renault, Peugeot, Citroën-Simca, la SNCF, la RATP, les banques, les grands magasins, etc., et c'est cela qui marquait la situation. Les travailleurs n'acceptaient pas les miettes lâchées par le patronat à Grenelle et tenaient bon, même si les partis de gauche comme les syndicats n'avaient plus pour perspective que l'échéance électorale fixée par de Gaulle.

Vers les élections

Dans le cadre de la préparation de ces élections, le gouvernement durcissait sa politique. Le 10 juin, il interdisait les manifestations pendant la durée de la campagne électorale, puis prononçait la dissolution de onze organisations d'extrême gauche, dont Voix Ouvrière, organisation qui a précédé Lutte Ouvrière.
Quelques jours plus tôt, le 6 juin, à l'usine Renault de Flins, il avait envoyé les CRS, qui se déchaînaient contre les ouvriers et les étudiants venus les soutenir, sans réussir pourtant à briser la grève. Le lendemain, L'Humanité racontait les faits à sa façon : « Sous le prétexte mensonger d'aider les ouvriers, des commandos dirigés par Alain Geismar (un des leaders étudiants) ont ouvertement provoqués des heurts, fournissant à la police gaulliste l'occasion d'une intervention ». Il n'était donc pas question de la moindre solidarité vis-à-vis de ceux qui faisaient face aux brutalités de la police. L'opération était renouvelée dans la nuit du 10 au 11 juin, pour venir à la rescousse du patron de Peugeot, à l'usine de Sochaux-Montbéliard. Pour forcer la reprise que refusaient les travailleurs, des milliers de CRS et de gardes mobiles investissaient l'usine, faisant deux tués au cours des affrontements. Face à cette violence policière et alors que les étudiants appelaient à des manifestations de soutien aux travailleurs de Flins et de Sochaux, brutalement réprimées, le PCF gardait réserve et silence.
La CGT et le PCF poussaient partout dans le sens de la reprise, isolaient les grèves et les grévistes, n'hésitaient pas à mentir avec aplomb aux travailleurs d'un secteur ou d'une entreprise pour les conduire à voter la reprise, en racontant que le secteur d'à côté, ou l'usine d'à côté, était déjà en train de reprendre le travail. Après cela, la campagne électorale ne pouvait que se solder par un désastre pour une gauche mettant ainsi toutes ses forces au service de la reprise du travail. Ce n'est pas cette attitude qui pouvait séduire les jeunes et les travailleurs qui aspiraient à un changement de société. Quant à ceux qui étaient choqués par les affrontements et leurs conséquences, ils s'exprimèrent massivement en faveur de la droite, et les 23 et 30 juin, un raz de marée gaulliste sortit des urnes.
Pendant que les partis de gauche comptaient leurs voix, leurs sièges et leurs pertes, des grèves isolées se poursuivaient, dont celle des ouvriers de Citroën qui ne votèrent la reprise du travail que le 24 juin, après cinq semaines de grève.
 

Lucienne Plain, "Lutte ouvriére" N. 2078, 30 maggio 2008