25-27 mai 1968 : le protocole de Grenelle: Les travailleurs le rejettent et continuent la grève


Le lendemain de la manifestation et de la grève générale du 13 mai 1968, la grève partie de Sud-Aviation à Nantes-Bouguenais s'étendit rapidement à travers tout le pays. Le lundi suivant, il y avait dix millions de grévistes, trois fois plus qu'en 1936, signe que le salariat s'était considérablement développé en trente ans.
Cette vague de grèves explique la précipitation avec laquelle se rencontrèrent, dès le samedi 25 mai, au ministère des Affaires sociales, rue de Grenelle, représentants du patronat, des confédérations syndicales et du gouvernement, afin de trouver un moyen de remettre la classe ouvrière au travail.

Le contenu du protocole d'accord...

Les négociations durèrent tout le week-end, pour accoucher d'un « protocole d'accord » au contenu dérisoire par rapport à l'ampleur du mouvement gréviste.
Le salaire minimum interprofessionnel garanti (smig, ancêtre du smic) était porté de 385 francs à 519 francs mensuels pour 40 heures par semaine, alors que les syndicats eux-mêmes réclamaient que le smig soit porté à 600 francs par mois pour 40 heures hebdomadaires.
« Les salaires seront augmentés de 7 % au 1er juin, puis de 3 % au 1er octobre », était-il précisé, soit un total de 10 %, mais qui incluait les augmentations déjà intervenues depuis le 1er janvier 1968.
En ce qui concernait la durée du travail, le protocole précisait que « le CNPF (ancêtre du Medef) et les confédérations syndicales ont décidé de conclure un accord-cadre dont le but est de mettre en œuvre une politique de réduction progressive de la durée hebdomadaire du travail en vue d'aboutir à la semaine de quarante heures. » En bref, il n'y avait rien qu'une vague promesse dilatoire.
Les conditions de retraite des travailleurs n'étaient abordées qu'en quelques lignes encore plus vagues : « Le gouvernement envisage d'augmenter à compter du 1er octobre prochain l'allocation minimum versée aux personnes âgées et aux grands infirmes ».
Quant au paiement des jours de grève, il n'en était pas question. Les journées de grève devaient être récupérées. Le protocole précisait : « Une avance de 50 % de leur salaire sera versée aux salariés ayant subi une perte de salaire. Cette avance sera remboursée par imputation sur les heures de récupération. »
En revanche, le paragraphe du protocole concernant le droit syndical dans l'entreprise était largement développé. Il s'agissait pour le CNPF de récompenser par avance les bons offices des confédérations syndicales représentatives à l'échelon national. Car celles-ci allaient devoir mettre en œuvre leur autorité, leur poids et la confiance dont elles jouissaient dans la classe ouvrière pour faire accepter le protocole par les grévistes et faire en sorte que, rapidement, les usines tournent de nouveau.
Sur cette question du droit syndical, le protocole ne contenait pas seulement de vagues promesses, mais bien des « garanties » concernant entre autres la liberté de constitution de syndicats ou de sections syndicales dans les entreprises ; la reconnaissance et la protection des délégués syndicaux aux mêmes conditions que les délégués du personnel ou du comité d'entreprise ; la liberté de diffusion de la presse syndicale et des tracts syndicaux dans l'entreprise ; la liberté d'affichage ; la mise à disposition d'un local ; le droit de réunion, pendant le temps de travail, avec un crédit d'heures, des délégués syndicaux. C'était autant d'améliorations non négligeables pour les militants syndicaux, et qui pouvaient être utiles aux salariés. Mais c'était aussi le constat qu'à Grenelle les appareils avaient été mieux servis que les travailleurs.

... rejeté par les travailleurs qui continuent la grève

Dès 7 h 30 du matin le lundi 27 mai, en sortant de la négociation, les dirigeants des deux plus importantes centrales syndicales, la CGT et la CFDT, s'estimaient satisfaits. Georges Séguy, pour la CGT, déclarait que « des revendications ont trouvé une solution, sinon totale, du moins partielle » et Eugène Descamps pour la CFDT insistait : « Les avantages ainsi acquis sont importants. » Encore fallait-il en convaincre les grévistes !
Ce même lundi matin, lors du meeting dans l'île Seguin, dans l'usine Renault de Boulogne-Billancourt, le dirigeant de la CGT Georges Séguy se présenta, avec à ses côtés Benoît Frachon, le signataire des accords Matignon de 1936. Ce dernier présenta en ces termes le protocole : « Les accords de la rue de Grenelle vont apporter à des millions de travailleurs un bien-être qu'ils n'auraient pas espéré. » Mais à l'énoncé de son contenu, les ouvriers de Renault répondirent par des huées. Il en alla de même dans la plupart des grandes entreprises du pays. Partout les travailleurs rejetaient ce protocole d'accord qui ne contenait que des miettes, en comparaison de l'étendue de la grève. La poursuite de celle-ci était décidée partout.
Pourtant, les représentants des confédérations syndicales ne revenaient pas à la charge auprès du gouvernement et du CNPF pour redemander, à l'échelle nationale, de nouvelles négociations. Elles acceptèrent que la discussion d'une amélioration de ce qui avait été négocié à Grenelle se fasse au niveau de chaque branche d'industrie, de chaque secteur public ou privé, voire de chaque entreprise. Les fédérations syndicales de la métallurgie, de la sidérurgie, des charbonnages, des chemins de fer, des banques, etc., adressèrent ainsi des demandes d'ouverture de négociations à leurs patronats respectifs. La force de la grève générale se retrouvait émiettée, éclatée. Georges Séguy avait répondu « À la demande du gouvernement au sujet de la reprise du travail, nous avons indiqué que nous n'avions pas lancé l'ordre de grève et qu'il nous était donc impossible de donner un ordre de reprise du travail . » Mais en renvoyant ainsi chaque secteur négocier dans son coin, la CGT créait les conditions de l'affaiblissement de la vague de grève en la transformant en une addition de grèves locales.
Malgré tout, les grèves se poursuivirent encore près de trois semaines. Dans les plus grandes entreprises, les négociations par secteur aboutirent à des augmentations de salaire un peu supérieures à ce que prévoyait le protocole : 16 % à la SNCF, 17 % à l'EDF-GDF, 16 % dans les industries pétrolières, 22 % dans les industries textiles où les salaires étaient particulièrement bas, etc. Mais dans bien des petites entreprises, le patronat n'accorda rien que ce qui était inscrit dans le protocole, c'est-à-dire pas grand-chose. Et en l'absence d'une clause indexant les salaires sur les augmentations des prix, c'est-à-dire instaurant l'échelle mobile des salaires, une grande partie de ces augmentations salariales fut rapidement avalée, dans les mois qui suivirent, par les hausses du coût de la vie.
L'après-midi de ce même lundi 27 mai, tandis que les syndicats présentaient le protocole de Grenelle aux grévistes qui le rejetaient, une manifestation appelée par l'UNEF se terminait par un immense meeting au stade Charléty. Des dizaines de milliers d'étudiants et de jeunes travailleurs se retrouvaient au coude à coude. Le Monde daté du 30 mai titrait alors : « Le mouvement de grève se durcit et se politise ; le général de Gaulle est parti pour Colombey ; le Conseil des ministres est reporté ; la poursuite de l'agitation sociale rendrait difficile le référendum et l'opposition demande le départ du gouvernement ou du chef de l'État ». Le gouvernement paraissait en effet dépassé par une situation qu'il ne contrôlait plus. Les partis de gauche se croyaient aux portes du gouvernement. Ils allaient vite déchanter.
 

Lucienne Plain, "Lutte ouvriére" N. 2077, 23 maggio 2008