Les étudiants montraient le chemin de la révolte
 

Après juin 1968, comme après tout mouvement qui inspire une trouille bleue aux tenants de l’ordre capitaliste, la bourgeoisie s’est employée à éliminer un maximum de traces de ces deux mois de crise sociale et politique. Une fois le premier travail d’effacement accompli, à l’aide d’un certain nombre de repentis, de philosophes, de sociologues et d’hommes des médias patentés, les commémorations ont pu commencer à être produites pour les médias de masse, en niant l’essentiel pour les générations suivantes : le caractère ouvrier et le caractère politique des « événements ».

Début mai 1968, la répression des étudiants en lutte aboutit à deux résultats inverses des espoirs de la bourgeoisie :
- de plus en plus de jeunes, étudiants et lycéens, rejoignent le mouvement
- le mouvement étudiant gagne de plus en plus la sympathie des milieux populaires.
Dans la jeunesse ouvrière, en particulier, il y a toujours eu la haine des flics.

La contagion
Début mai, un premier brassage entre étudiants et ouvriers s’opère dans la rue, au fur et à mesure que les combats de rue s’accentuent. Les étudiants sont rejoints par un nombre croissant de jeunes ouvriers, s’extirpant de la raideur bureaucratique des syndicats, et par des ouvriers au chômage, groupe dont le rôle et le nombre réel ont été largement minimisés. Les hommes au service du pouvoir parlent à l’époque de «non-étudiants», manière pudique d'éviter de dire «travailleurs».
Les «non-étudiants» demeurent toujours dans une ombre mystérieuse, assimilée à «la pègre» par le ministère de l’Intérieur, terme repris jusque dans les colonnes de l’Humanité, journal du Parti communiste : «Toute la nuit durant, dans différents districts de Paris, on trouve une racaille des plus douteuses, cette pègre organisée dont la présence contamine ceux qui l'acceptent et, plus encore, ceux qui la sollicitent.»
Est ainsi remis au goût du jour le vocabulaire utilisé par la bourgeoisie lors l’insurrection de la Commune de Paris en 1871 : les ouvriers, la classe inférieure sont des bêtes sauvages, une sale vermine, qui se cachent derrière des étudiants respectables et les contaminent comme de sordides parasites. Pour rester dans ce registre sanitaire, disons que le pouvoir en place (et les appareils syndicaux en place au sein des usines) redoutent épidémies et contagion.

Réformisme et nationalisme bousculés
Que se passe-t-il alors dans la tête des travailleurs et dans leurs discussions ? Ils voient le pouvoir reculer devant les étudiants, ils voient une brèche après tant d’années de recul devant l’Etat gaulliste et ses flics, mais aussi de contrôle étouffant des luttes par les réformistes qui égrènent des journées d'action ressenties comme répétitives et inefficaces y compris par les militants syndicaux. La seule lutte victorieuse (augmentation des salaires de 8 % et 4e semaine de congés payés) avait été gagnée par les mineurs au prix de 35 jours de grève. Les barricades du 10 mai évoquent la révolution. Un jeune travailleur malgache de Montreuil explique : «Nous vivions cela comme une vraie fête. Après tant d'années où l'on avait plié devant l'État gaulliste et ses flics : d'abord le coup de force gaulliste de 1958 lui-même, puis la répression de la révolte des algériens et des manifestations contre la guerre d'Algérie. Le seul mouvement victorieux avait été une grève des mineurs avec leur refus de la réquisition en 1963, cela commençait à dater comme victoire ! Et enfin le mouvement de solidarité avec le Vietnam, les futurs gauchistes nous vendaient ces actions comme de la solidarité et de l'anti-impérialisme mais aussi de la préparation de la révolution. Le socialisme semblait possible. Pour moi et beaucoup d'autres, c'était dix ans de cocotte minute qui explosaient enfin et sans le contrôle des «staliniens», autres réformistes et autres organisateurs professionnels.»
Les premiers jours, la spontanéité ouvrière paraît évidente  : « usine occupée : nous en avons plein les bottes ! » proclame le calicot apposé sur l'usine Vinco à Dieppe. Ce n’est pas un cas isolé. L'anagramme que réalisent les ouvriers avec les lettres du fronton de BERLIET déplacées pour former LIBERTE se charge d'une valeur symbolique. Aucune de ces actions ne correspond à un mot d'ordre précis.
Un ouvrier d’Alsthom Saint-Ouen raconte comment la participation aux manifestations de rue a lancé la grève dans son usine : «C'est là qu'un matin à côté de la place de Clichy, début mai, je me suis trouvé par hasard sur les bords d'une manifestation de lycéens. Il y avait là des milliers de jeunes et très jeunes des lycées du coin qui criaient: « Nous sommes tous des juifs allemands ». Je n'en revenais pas… Et voilà que des milliers et des milliers de lycéens par solidarité avec le rouquin (Cohn-Bendit) affirmaient qu'ils étaient tous des juifs allemands… c'était incroyable ! Alors que le PCF, depuis que j'étais en âge de comprendre un peu quelque chose, n'avait plus jamais rien sorti que la serpillière tricolore, le rouge revenait en masse et le noir des anarchistes était là aussi. De retour à l'usine, j'ai raconté aux gars de l'atelier ce que j'avais vu, tellement j'en étais estomaqué.» Le jeudi 9 mai, une dizaine de jeunes travailleurs de l’usine signent et distribuent un tract à la porte de leur usine intitulé «A bas les flics, bravo les étudiants».

C'est la grève !
L’appareil puissant du PCF et de la CGT de l’époque sent le vent tourner. Après avoir déversé durant des semaines des critiques violentes contre le mouvement étudiant et les gauchistes, il décide de prendre les devants, pour ne pas se laisser déborder et mieux encadrer la réaction de la classe ouvrière. Il décide d’appeler à une journée nationale le lundi 13 mai. La manif parisienne sera impressionnante avec plus d’un million de personnes.
Le lendemain, dans de nombreuses usines, l’ambiance est très particulière. Voici comment un ouvrier décrit le démarrage de l’occupation à l’Alsthom-St-Ouen : «Ça travaillait ‘gentiment’ dirions-nous, mais tout le monde pensait qu'il allait se passer quelque chose. Ça n'était pas euphorique, personne ne disait ‘faut y aller !’, mais toutes les discussions tournaient autour de la manifestation de la veille. Bon nombre de travailleurs de l'usine y était allé, individuellement et il régnait dans l'atelier une atmosphère de franche camaraderie. Je crois pouvoir dire, sans emphase, que la classe ouvrière faisait surface en tant que telle.» L’occupation est votée directement : «toutes les caisses à outils étaient fermées, les machines arrêtées. On était en grève. Personne, ni nous ni d'autres n'a parlé des revendications, ça n'était absolument pas dans les préoccupations.» (1)
A Renault Flins, le 15 mai, la grève part de la tôlerie vers 10h du matin. Les ouvriers défilent à travers la mécanique, la peinture et la sellerie en scandant : « occupons l’usine ! », « nos 40h ! » et « les usines aux travailleurs ! ». Ils font sortir tout le monde, sans le moindre appel des syndicats, «dominés par le mouvement». Un ouvrier explique : « les syndicats ont suivi par obligation, par force ». (2)
L’occupation de l’usine apparaît souvent comme un préalable, car elle offre un lieu, oblige à des meetings réguliers où l’on s’informe et où on prend le pouls de la grève. L’organisation de la grève influence grandement l’éclosion de la parole. L’existence de comités de grève, même s’ils ne sont souvent que des intersyndicales, facilite ces prises de responsabilités. Au cours des AG, si les responsables syndicaux interviennent de droit, des ouvriers grévistes sans mandat peuvent parfois intervenir. Le cas le plus intéressant est sochalien : chez Peugeot, les grévistes ont créé un lieu de discussion baptisé forum où, pendant plusieurs jours, des controverses syndicales ou politiques rassemblent plusieurs centaines de travailleurs.
Le 18 à midi, il y a un million de grévistes, et deux millions le soir ! En quelques jours, on arrive à 10 millions de grévistes ! La grève se stabilise à ce niveau pendant 10 jours, jusqu'au 2 juin. Du jamais vu dans un pays capitaliste développé !
La révolte étudiante avait réveillé la révolte ouvrière. Que l'union se fasse, à  l'image de ce mouvement, entre les intellectuels marxistes et les militants ouvriers, et c'était le parti communiste révolutionnaire ! La révolte pouvait devenir révolution. Le capitalisme devenait du passé ! Mai 68, le retour de la menace du communisme !

(1) Un jeune ouvrier de Voix Ouvrière, Alsthom Saint-Ouen ;
(2) «Oser Lutter», film de Jean-Pierre Thorn

Cet article est le fruit d'un travail collectif de militants et de sympathisants VP

Partisan, N. 219, april 2008